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01/01/2012

Morceaux choisis - Caterina Bonvicini

Caterina Bonvicini

Caterina Bonvicini 3.jpg

Le mari de Lisa s'était lancé à cette époque dans une démarche concrète et éprouvante. Il avait un besoin désespéré d'aller de l'avant, surtout pour jouer un rôle de père avec un minimum de sérénité. Alors il enlevait les photos de la chambre, les vêtements de l'armoire, les chaussures de la cave. Il m'expliquait que son fils était trop petit pour affronter le problème de la mort. Tôt ou tard, il poserait des questions, c'est sûr. Mais tous les psychologues lui conseillaient de repousser autant que possible cette discussion.

Pour les parents, c'est différent. Les souvenirs sont tout ce qui reste.

Pour les amis aussi, c'est différent. Il n'est absolument pas nécessaire d'oublier pour affronter le futur. Ainsi, après le déjeuner, sa mère et moi sommes montées au grenier.

Elle voulait m'offrir ses vêtements. Les vêtements légers, décolletés, fleuris qu'on s'échangeait tout le temps. Mon coeur battait à tout rompre. "J'espère que je rentre encore dedans, disais-je, j'ai un peu grossi." En même temps, je fouillais dans ses affaires. Mon Dieu, qu'elle était ordonnée. Ses sacs, par exemple, étaient tous remplis de papier de soie. Elle ne voulait pas les abîmer.

"Prends ce que tu veux, Clara - Vraiment?" Mes choix faisaient beaucoup rire sa maman. Une veste que Lisa avait usée jusqu'à la corde, un pull taché, un T-shirt avec un lapin qu'elle mettait pour dormir. "Il y a aussi des choses plus jolies, ma chérie. Tu es sûre de vouloir tout ça?" J'étais sûre. Heureuse même. De la sentir sur moi.

La tombe était un rectangle de terre délimité par des cailloux. En théorie, il devait y avoir de l'herbe. Mais la saison n'avait pas été bonne et personne n'avait eu le courage de semer du gazon. Alors, il y avait des bouquets desséchés, des petits mots imbibés d'eau de pluie, des pots de fleurs sans fleurs. J'observais les nveloppes, l'encre qui avait bavé et le papier gondolé. Dieu sait ce que pouvaient écrire les gens. Jai allongé le bras: je caressais la terre, la laissais pénétrer sous mes ongles. De temps en temps, je déplaçais quelques cailloux, pour élargir furtivement ce périmètre.

Caterina Bonvicini, Le lent sourire (Gallimard, 2011)

03:00 Écrit par Claude Amstutz dans Caterina Bonvicini, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/12/2011

Morceaux choisis - Christian Signol

Christian Signol

Rochers Servières.jpg

Si chaque année l'apparition de la première neige me redonne cette sensation d'isolement qu'a exacerbée la tempête, c'est bizarrement une sensation heureuse, car elle est étroitement liée à une perception du monde qui vient de plus loin, c'est-à-dire d'un temps où nulle menace ne pesait sur nous, où la rudesse des hivers ne livrait à l'enfant que j'étais qu'un enchantement ébloui. Je ne peux pas m'en défaire: même la tempête n'a pas réussi à éteindre en moi cet écho qui réveille ce que, peut-être, je vois d'abord et avant tout: un enfant qui a refusé de grandir malgré les apparences et qui sait parfaitement où, derrière le décor de la vie quotidienne, bat un coeur délicieusement semblable au sien.

C'est pour cette raison que j'ai marché dans la neige, ce matin de novembre où elle a fait son apparition, avançant lentement dans le parc où seules les traces d'un lièvre étaient visibles en lisière du bois, me retournant pour vérifier que celles de mes pas étaient bien les mêmes qu'alors, envahi d'une joie ridicule pour mon âge, je ne pouvais pas l'ignorer, mais en même temps si précieuse que rien n'aurait pu l'atténuer. Le silence aussi était le même, et le souffle du vent, la clarté de l'air, le frôlement doux des flocons qui continuaient de tomber, le lestage des branches mollement courbées vers le sol, l'adoucissement d'un monde que je savais dur, impitoyable, mais qui devenait toujours, à ce moment-là, d'une étrange beauté. J'ai fait le tour du parc comme je le faisais jardis, cherchant désespérément à mettre mes pas dans mes pas, comme pour conjurer le temps, tout ce qui avait pu porter atteinte à ce que nous étions: un couple et deux enfants destinés à ne jamais se perdre.

Christian Signol, Au coeur des forêts (Albin Michel, 2011)

image: Les rochers de Servières (surleplateau.com)

09:40 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

16/12/2011

Morceaux choisis - Bruno Arpaia

Bruno Arpaia

littérature; roman; livres

Partir, s'échapper. Partout où il se trouvait, dans un bar, dans la rue, dans la queue devant chez l'épicier, Benjamin n'entendait parler que de débarquements, de navires capturés qui n'avaient jamais atteint le port, de faux visas et de faux passeports, de pays lointains disposés à accueillir des réfugiés. Tout ce bavardage ne servait qu'à rendre l'attente moins insupportable, à garder l'espoir vivant. C'étaient les jours de l'attaque en force de la Luftwaffe contre l'Angleterre, les jours où Pétain avait dissous les syndicats et interdit les boissons alcoolisées dans les bistrots, les jours où les vitrines des commerçants juifs avaient été brisées au nom de la Révolution nationale, mais les réfugiés errant dans Marseille ne parlaient pas de tout cela. Si Benjamin essayait d'en discuter, ils lui répondaient en haussant un peu les épaules et retournaient à leurs histoires d'ami monté clandestinement dans un bateau et jeté ensuite à la mer, de l'employé de l'agence Cook qui pour deux cents francs vendait sous le manteau de faux billets pour les Etats-Unis sur des bateaux inexistants, de l'officine chinoise de la rue Saint-Ferréol qui délivrait des visas à cent francs. Il avait fallu plusieurs semaines pour que quelqu'un s'aperçoive de ce que signifiaient réellement les idéogrammes du cachet apposé sur la feuille: "Il est interdit en toutes circonstances au porteur du présent document de fouler le sol de la Chine." Malgré tout, avec ce visa, quelques-uns avaient réussi à obtenir un visa de transit pour le Portugal...

"Evidemment, comme les Portugais de Marseille ne savent pas un mot de chinois..."

Et de rire aux éclats: pour tromper le temps, pour faire semblant, devant ceux, toujours les mêmes, qui se retrouvaient dans les bars autour des consulats, sur les placettes à l'abri du mistral, que le désespoir n'avait pas encore vaincus.

Bruno Arpaia, Dernière frontière (Liana Levi, 2002) 

13:46 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/12/2011

Clémence Boulouque

Bloc-Notes, 8 décembre / Nyon

littérature; roman; livres

Certains auteurs, avec une régularité de métronome, nous livrent chaque année, à date fixe pourrait-on dire, leur dernier opus, attendu comme l'incontournable événement de la rentrée littéraire. D'autres occupent rarement le devant de la scène, prennent le temps de peaufiner leur écriture, de soigner la complexité de leurs personnages et la structure de leurs récits en se moquant éperdument du calendrier.

Tel est le cas de Clémence Boulouque qui, d'une expérience douloureuse - le suicide de son père, le juge Gilles Boulouque en 1990 - tire sa passion pour la littérature et sa vocation d'écrivain. Outre La mort d'un silence qui, dans une langue épurée met à nu les résonances affectives de ce drame familial, elle signe deux autres chefs d'oeuvres aux sujets tout à fait différents: Chasse à courre dont l'histoire se déroule dans le milieu impitoyable des chasseurs de têtes, et Nuit ouverte qui nous raconte le destin de Régina Jonas, première femme rabbin ordonnée à Berlin en 1935. Ces deux derniers textes, ainsi que Survivre et vivre - Entretiens avec Denise Epstein, ont déjà été évoqués dans ces colonnes.

Elle nous revient cet automne avec L'amour et des poussières, dont le thème est celui de la recherche du bonheur auquel aspire Dora, après les blessures de l'enfance, après quelques aventures amoureuses qui l'ont étourdie sans la combler. Puisque les gens dansent quand ils sont heureux ou sont heureux quand ils dansent, je prends la vie à son propre jeu et je danse pour que le bonheur vienne à moi. Fake it till you make it. Je m'amuse d'être en vie.

Cette jeune photographe d'une trentaine d'années est parvenue, tant bien que mal, à colmater les brèches du passé, en fixant derrière son objectif un malheur plus ample que le sien: les visages de l'enfance en guerre, sur lesquels on peut lire le temps décomposé, suspendu, ravagé; ceux de l'insupportable paix aussi, où surgit au-delà des viols, des incestes ou de la prostitution, le regard de l'innocence saccagée qui semble chercher dans un ciel vide de quoi se reconstruire et surmonter le désespoir. 

La voici aujourd'hui installée à New York, loin de sa famille et des paillettes parisiennes. Elle reprend ses études - sur le Talmud, et particulièrement le thème du rire de Dieu - auprès de Steve, son professeur de thèse, un ami incomparable qui l'affectionne, la surprend, l'éclaire avec beaucoup de tendresse et de subtilité. Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, surgit Ari: L'amour me semblait un repli, une forfaiture, et tout désormais me le prouve et m'en disculpe: rien n'existe plus que lui et moi, je me soustrais à ma ville refuge, et aux heures du monde. Les couleurs du jour et les lumières de la nuit sont un nuancier de nous. Sa voix épouse le rythme de la mienne, achève parfois mes phrases. Il me paraît être tout ce qui, chez moi, est resté inabouti.

Mais l'amour absolu - même s'il permet de retrouver ses rêves - s'accommode-t-il de la liberté d'être, de choisir, de s'ouvrir davantage encore aux murmures du monde? A la fois sage et déterminée dans ses choix de vie, mais fragile et indécise dans sa perception du bonheur, Dora s'apercevra peu à peu que les intentions les plus louables peuvent, dans leur excès, conduire en enfer et que la pire des prisons peut épouser les contours les plus séduisants de la nature humaine: J'ai besoin d'admirer autre chose que nous ou moi, de chercher dans ce monde, même superficiel, ceux qui tentent par toutes ces choses insignifiantes peut-être nées de notre mauvaise conscience, de rendre au monde un peu de sens et de véritable beauté. Sinon je suffoque.

Clémence Boulouque décrit avec beaucoup de véracité l'escalade de cette relation d'amour qui submerge par vagues successives l'identité et la pensée de l'autre, le ravale à un territoire conquis, un trophée de guerre ou une caricature de couple désormais voué à l'incompréhension, à l'asphyxie, à la destruction: Une fine pellicule blanche commence à tout recouvrir, comme un liquide salin séché, une couche de désespoir ou d'indifférence. (...) Il y a peut-être un prix à payer pour être follement aimée.

Au moment où son mentor Steve se meurt, atteint par la maladie de Charcot, lui reviendront en mémoire ses dernières paroles: Sois heureuse. Sois en vie.

Les personnages de Dora et de Steve sont bouleversants d'humanité, en contrepoint au dernier et malheureux héros de ce triangle romanesque, Ari, dès le premier tiers du livre apparu en prédateur, malgré son adoration à la fois désarmante et irréfléchie. Plus tard - alors que Dora peine à s'en défaire - on lui casserait volontiers la figure, ce qui tendrait à souligner que son personnage en clair-obscur, est lui aussi particulièrement réussi! Histoire d'amour, de filiation, de résilience, L'amour et des poussières est servi par une prose à la fois lumineuse et érudite qui nous colle à la peau. La magie opère à merveille, ainsi que dans les autres textes de cet auteur aux apparitions trop rares en littérature... 

Avoir eu peur du vide, voulu m'en protéger, remplacer l'épaule de plus en plus frêle de ma mère, chercher où poser mon front. Un jour, mon front avancera et il n'y aura plus rien. (...) Depuis des milliers d'années, des hommes prient en se balançant d'avant en arrière, à la recherche de pères invisibles, de présences évanouies. Ils arpentent le vide. Moi aussi.

Clémence Boulouque, L'amour et des poussières (Gallimard, 2011)

image: Clémence Boulouque - http://www.germainpire.info/

10:42 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Clémence Boulouque, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/12/2011

Emmanuelle Pagano

9782070440818FS.gifEmmanuelle Pagano, L'absence d'oiseaux d'eau (coll. Folio/Gallimard, 2011)

Ce roman était à l'origine un échange de lettres avec un autre écrivain. Nous nous l'étions représenté comme une oeuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions. Nous ne savions pas jusqu'où le pouvoir du roman nous amènerait. Nous ne connaissions pas la fin de l'histoire. Il est sorti de ma vie brutalement, abandonnant ce texte en cours d'écriture, annonce l'auteur en préambule à son dernier livre.

Chronique amoureuse épistolaire, à une seule voix, où le jeu en écriture vire à l'attirance, au besoin de fusion avec l'autre, à la sublimation, au choc du réel puis à la rupture, ce récit raconte une passion fulgurante qui s'empare d'une femme rangée en apparence, mariée, mère de quatre enfants, prête à tout quitter pour la vivre. Amoureuse des mots, elle décrit avec un rare bonheur les arcanes du désir, la crucifixion de l'absence, les risques que sous-entend cette relation charnelle absolue, sans illusions, ni fards, ni concessions. D'un lyrisme et d'une impudeur qui ne prêtent jamais à la vulgarité ou au voyeurisme, Emmanuelle Pagano use au contraire d'un langage poétique ensorcelant pour dire la brûlure qui l'étreint: La rivière est si profonde quand tu me pénètres que je la confonds avec toi. Je voudrais que tu redeviennes ma rivière chaque jour. Je voudrais que tu glisses, que tu coules, je voudrais te boire, me baigner en toi, encore, elle est si profonde, l'eau, que tu me portes, c'est toi qui es en moi mais tu me portes, je flotte, puis je replonge, et tant pis si le courant t'éloigne, après.

Si le lit de l'amour - ou son point de convergence - est un livre, si le point culminant de cette histoire s'exprime dans un érotisme torride, sans tabou, l'homme pourtant partira, laissant derrière lui une femme meurtrie que hante le souvenir, qu'immortalise le texte. Roman autobiographie, oeuvre de fiction, ou un peu des deux? L'auteur lève un coin du voile à la fin de son récit: Je crois avoir écrit un livre avec un homme qui n'existe pas, je crois avoir rêvé ses réponses pour continuer mes lettres, je crois avoir rêvé ses gestes, son ventre, ses bras. Est-ce que cet homme était toi?

Peu importe la conclusion. La voix d'Emmanuelle Pagano glisse sur le papier pour y éclairer un paysage qui ne ressemble à rien et dans le tremblement des corps laisse une empreinte incandescente. Qui s'en plaindrait?

00:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/10/2011

Dominic Cooper

9782864247005.gifDominic Cooper, Vers l'aube (Métailié, 2009)

Murdo Munro travaille dans les forêts de son île natale sur la côte ouest de l'Écosse. Il s'est depuis longtemps résigné à sa solitude et à l'hostilité froide de sa femme, lorsque, le jour du mariage de sa fille, devant la perspective du face-à-face conjugal qui l'attend, il décide de brûler sa maison et de disparaître. Munro marche dans cette forêt qu'il aime, monte dans un bateau et va rejoindre la ferme de sa soeur. Après des semaines vécues dans la crainte d'être rattrapé, il décide de faire face à ses responsabilités. L'écriture est extraordinaire aussi bien dans l'évocation puissante de la nature que dans le reflet du tourment intérieur qui ronge le personnage. Dominic Cooper écrit un livre magnifique sur l'errance, sur la difficulté d'être soi quand les autres ne vous connaissent pas tel que vous êtes et vous font exister à l'inverse de ce que vous voudriez vivre. Dans ce livre rare et poignant, l'auteur du Coeur de l'hiver - auprès du même éditeur - confirme son originalité profonde et son talent d'écrivain en prise avec la nature.

Troublant, admirablement écrit et tourmenté, ce petit chef d’œuvre venu d’Ecosse confronte un homme revenu de toutes ses illusions à une nature tour à tour imprévisible, hostile ou douce, qui l’accompagne dans sa fuite, après un acte de bravoure qu’il juge irréparable. Ayant coupé le cordon ombilical le reliant à sa famille et au village, que lui reste-t-il à espérer ? L’aube peut-être ? Pas sûr …

02:51 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/10/2011

Michael Connelly

9782020860918.gifMichael Connelly, Echo park (Seuil, 2007)

 

C'est devenu une obsession : tous les six mois, Bosch ressort le dossier Gesto. En treize ans d'enquête, il n'a rien pu trouver : ni indice, ni suspect, pas même le corps de la jeune victime. Un jour enfin le coupable passe aux aveux, mais Bosch se méfie : pour lui, l'homme n'est rien d'autre qu'un imposteur talentueux doublé d'un bouc émissaire idéal. Une dernière fois, Bosch reprend l'enquête...

 

Bosch est de retour, face à un serial killer qui est prêt à avouer les meurtres de personnes disparues – dont un, treize ans auparavant, non résolu par H.B. – à la seule condition que sa condamnation à mort soit convertie en peine de prison à vie. Mais qui est-il ? Un manipulateur ? Un mythomane ? Une plongée vertigineuse dans l’enfer de l’âme humaine pour un Connelly particulièrement réussi.

 

également en format de poche (coll. Points/Seuil, 2008)

06:35 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/09/2011

Sacha Sperling

9782253134404-V.jpgSacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour (Livre de poche/LGF, 2011)

J’ai lu ce roman en deux jours lors de sa parution en 2009, et ne taris plus depuis lors d’éloges sur cet auteur âgé aujourd'hui de 21 ans à peine. Son style fluide, concis, dépourvu de pathos, transpire d’une étonnante maturité pour un premier texte. Son portrait d’une jeunesse qui, bien plus que de mal être, se radicalise devant l’ennui, le vide intérieur et l’urgence de vivre, adopte un angle de vue original, contemporain, lucide sur son époque. On songe aux vers de Paul Verlaine : Avide jeunesse à tout a servi, par délicatesse j’ai menti ma vie… Fréderic Beigbeder souligne que c’est peut-être le Bonjour tristesse de notre époque, et il a bien raison ! Avec d’autres hasards de calendrier, Sacha Sperling aurait largement mérité un prix littéraire. Tiens, le prix Goncourt des Lycéens, par exemple…

Du même auteur, Les coeurs en skaï mauve (Fayard, 2011) a déjà été présenté sur La scie rêveuse, dans le cadre de la rentrée littéraire de l'automne.

06:06 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/08/2011

Virginie Ollagnier

Bloc-Notes, 26 août / Les Saules

littérature; roman; livres

Au sein de la bonne bourgeoisie parisienne, la vie de Rosa ressemble à un paysage mélancolique dont tout éclat s’estompe peu à peu, malgré la réussite de son époux Antoine avec lequel elle ne partage plus que des silences. Quant à ses enfants, Maurice a trouvé sa voie à la Caisse des Dépôts et Consignations, tandis que sa soeur Julie s'est tournée vers le journalisme. 

Quand Rosa apprend le décès de son père adoptif Egon Baum, elle revient sur les lieux de son enfance au Maroc, à Sejâa plus précisément. Elle y rejoint sa maison, celle où elle aurait bien voulu mourir un jour, si Egon était encore là, alors que maintenant, seule au monde en quelque sorte avec le poids de cette douleur irréparable, que faire?

Là-bas, en France, elle a depuis longtemps abdiqué et si elle a réussi un beau mariage vingt ans plus tôt dans la capitale, qu'en reste-t-il? Devant ce nouveau deuil qui frappe l'un des deux hommes de sa vie - le premier fut son père Gabriel, mort alors qu'elle n'était encore qu'une petite fille - tout un passé défile devant ses yeux: sa mère Suzanne - si touchante, si tendre, si aimée -, sa marraine Monde - l'amie de France - soeur de sa mère et la vieille Sherifa - la nounou, la confidente - qu'elle est heureuse de retrouver aux côtés de son fils Mehdi: Rosa retrouva l'odeur de ses cheveux, le parfum de clou de girofle, le khôl aux yeux. Elle était bien, juste bien, et rien n'existait plus des malheurs et des deuils. Bercée, Rosa avait regagné le centre de son monde. Son corps se dilata à nouveau.

Au fil des jours, elle perd ses artifices de la métropole, laisse ressurgir son accent pied-noir dont autrefois elle avait honte, comme de cette maison, fardeau d'un passé colonial qu'elle refuse de lèguer à ses enfants: Le temps est venu de rompre avec sa culpabilité, de rendre la terre

Enveloppée par la chaleur bienfaisante des siens, face à son propre destin et ce mort tant aimé qui lui parle, elle pénètre ainsi l'intimité du coeur d'Egon et se voit révéler un fragment de sa vie dont elle ignorait tout ou presque... Après cette immersion douloureuse et tendre, plus rien ne sera comme avant.

Un roman plein de délicatesse où le deuil, charriant ses blessures profondes, oriente Rosa vers ses propres choix de vie, réveillant ses besoins d'appartenance et de liberté. 

Rouge argile est le troisième roman de Virginie Ollagnier - née à Lyon en 1970 - après Toutes ces vies qu'on abandonne en 2007 - couronné par onze prix littéraires - et L'incertain en 2008, tous deux publiés par les éditions Liana Levi.

Virginie Ollagnier, Rouge argile (Liana Levi, 2011)

00:26 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/08/2011

Stéphane Audeguy

Bloc-Notes, 23 août / Curio

littérature; roman; livres

Comme les autres jeux vidéo consacrés avant lui à l'Antiquité Romaine, Rom@ propose de fonder une ville, de bâtir des temples, de créer des commerces, de les défendre contre des incendies, des tremblements de terre, des hordes des Barbares. Chaque équipe compose dans la ville une faction qui lutte pour s'imposer à la tête de l'Empire. Rom@ est un jeu complexe, subtil, où toutes les classes de la société sont représentées. Chaque joueur peut choisir d'être prêtre, soldat, patricien, plébéien, gladiateur, étranger; les esclaves, pour éviter toute polémique, sont de petites boucles de programme sans importance...

Il n'en fallait pas davantage à Stéphane Audeguy pour donner la parole à la Roma Aeterna, personnage central aux traits ambigus de ce formidable roman: Parfois j'aurais voulu être un homme, mon amour. Ou alors une femme. Je ne suis pas sectaire. Non que les différences m'échappent, mais que rêver de faire sinon de les mêler? Encens sucrés des vulves marines, papillons de nuit des caresses secrètes, coquillages de nacre, verges de sang lourd, flancs doux des collines du Lazio où danse la poussière des insectes bleutés, corps fourbus écrasés au printemps de leurs draps, fesses musculeuses qui balancent en cadence, je vous chéris. Mes obélisques et mes colonnes bandent au ciel tout aussi bien que les seins roses de mes dômes. Mes fenêtres s'ouvrent aux désirs du vent qui tord les rideaux. Quatre lettres tirées aux loteries de l'histoire: Roma.

Et Roma fait trembler l’horizon sur le Pincio, se glisse dans le Tibre parmi les morts, épouse la silhouette des anges de l’église Sant’Andrea delle Fratte ou chausse les bottes des filles que l’on vend pour les touristes à Tivoli. L’anecdote rejoint l’histoire à travers la fenêtre qui s’ouvre sur les grandeurs futiles de Néron ou de Mussollini, le col blanc du chemisier d’Audrey Hepburn, les yeux inoubliables d’Anna Magnani, enfin au-delà des murmures de la ville à l’agonie, sur la vision fugitive de ce miracle éternel de l’amour qui fleurit dans la pénombre de la Villa Borghese avant de laisser sa mémoire en partage, à la porte béante des Enfers.

Il ne manque rien à Rom@, sinon ma vie, sinon mes corps, mes humeurs, mon sang, mon coeur: façades brunes des immeubles de rapport, charmeurs de serpents et montreurs d'ours, cahutes branlantes des miséreux, crasse des ruelles sans nom, changeurs et barbiers, odeurs ignobles ou subtiles des marchés de mes places, prêtres, potiers, brouhaha des rues, vendeurs de charmes et de potions d'amour, porteurs d'eau, sueur du travail, humeurs des plaisirs. J'ai été tout cela. J'ai aimé tout cela. Je ne suis pas la tête du monde, comme on disait jadis; comme telle, je n'aurais pas survécu longtemps: je suis plutôt son corps et ses lourdes entrailles qui grondent et palpitent.

Si l'amour, à défaut d'influencer le cours de l'histoire, entretient les pouvoirs du rêve, de l'art, de l'esprit de conquête, la Roma Aeterna pourtant, s'épuise et respire les prémices de la fin possible, la sienne: La vie n'est autre chose que le temps qu'il nous faut pour mourir

Avec une construction romanesque originale et une langue de toute beauté, Stéphane Audéguy célèbre les charmes et la noblesse de cette Rome lézardée par l'outrage des temps nouveaux, qu’un Guido Ceronetti – l’auteur de Voyage en Italie et de Albergo Italia - n’aurait pas reniées: J'aurais préféré que, comme tous les Barbares, ils me fassent violence, m'imposent une nouvelle civilisation, des architectures aussi arrogantes que celles de leurs prédécesseurs chrétiens et romains. Ils se sont contentés de nicher, comme des coucous: galeries marchandes qui ne mènent nulle part, sinon à d'autres galeries, organisation de la misère par l'abondance, destructions intégrales sous couvert de rénovations, immeubles vidés comme des poissons, dont on garde les façades, soutenues par des planches, pour construire des bureaux, verrues blanches des stades toujours plus vastes. 

Mais, loin des touristes trop gras qui piétinent son ventre, laissons-nous étourdir encore un peu. Stephane Audeguy ne nous en voudra pas: L'amour change la pierre en chair, la chair en arbre, l'arbre qui se fait pierre, et la pierre, amour...

Stéphane Audeguy, Rom@ (Gallimard, 2011)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |